Bamanya: Un Livre Dans La Forêt

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Honoré Vinck
Portrait by Ingrid Bouws

Si tu tires une croix diagonale sur une carte moderne du monde, tu verras que Mbandaka se trouve au centre. Stanley érigeait ici en 1883, un “outpost of progress” sous le nom d“Equator Station”. Maintenant, Mbandaka (Coquilhatville jusqu’en 1966) est une des plus grandes villes du Congo, avec entre l00.000 et 150.000 habitants. Le bourg à la rive de cette grande rivière, le Congo, est pauvre; il y a peu ou pas d’industrie.

Dans le centre, les traces de l’époque coloniale sont encore visibles. Le long des larges rues, on trouve les ruines, ou les restes des pillages successifs, des jolies maisons au style colonial.
Plus de quarante ans de déclin n’ont laissé rien d’entier.

La ville est la capitale de la Province de l’Equateur. Le territoire, deux, trois fois les Pays-Bas, évoque dans le reste du Congo un sentiment compatissant: c’est le pays des chasseurs et des pêcheurs.
Dix kilomètres de Mbandaka se trouve le village de la mission de Bamanya. La piste de sable qui y mène est caractérisée par les légendaires nids de poules qui mettent homme et véhicule à dure épreuve.

Le premier matin de mon séjour, je suis éveillé par des chansons. Une centaine de voix jubilantes d’enfants fait fonction de réveil. Ce sont les enfants de l’école de la Mission qui en guise de gymnastique marchent en galop vers la bourgade voisine. Il est sept heures et demi. Je prends une douche froide, et pendant que je m’habille, la sueur gicle de ma tête.

Les cent cinquante abonnées des Annales Aequatoria doivent patienter: Les plaques d’aluminium pour l’imprimerie à Kinshasa se trouvent depuis des mois à Matadi, la ville portuaire du Congo et attendent le dédouanement. C’est un des multiples problèmes contre lesquelles on a à se battre dans ce pays quand on veut entreprendre quelques chose. “C’est l’Afrique” est l’argument sans réplique.
L’annuaire est publié par le Centre Aequataria, Centre de recherches Culturelles Africanistes. Le Centre possède une bibliothèque avec environ 8.000 livres et 300 titres de périodiques. Des archives linguistiques et historiques (locales) complètent cette documentation spécialisée.

Le climat a heureusement peu d’influence sur la condition de conservation des livres. Les ennemis les plus dangereux sont les termites. Beaucoup documents et livres ont disparu au courant des années sous l’action de leur faim insatiable.
La collection documentaire de la bibliothèque est bien limitée et incomplète. Mais si on prend en considération que pour tout budget on dispose d’environ 1.000 Euro, on ne faut pas s’en étonner. Les colis ne doivent plus être transportés au dos, mais la seule voie sûre sont les voyageurs d’Europe ou des transporteurs extrêmement coûteux. Si cette bibliothèque arrive à conserver et même à étendre régulièrement son dépôt de livres de base, cela tient presque au miracle.

Bibliothèque – Bamanya

Une bibliothèque est une oasis de calme et de culture. Assis parmi des milliers de livres, il est sans importance de savoir où on se trouve dans le monde, on est toujours chez soi.

Pour le prof. dr. Motingea Mangulu de Mbandaka, Aequatoria est une aubaine. Il y a sa propre chambre dans le Guesthouse où il passe souvent ses week-ends. Il y passe souvent quelques jours. Ses documents de travail et sont ordinateur se trouvent là.
Le professeur Mangulu (1954) a obtenu son titre de docteur en linguistique en 1996 à l’Université de Leiden (Pays-Bas) avec son étude sur les langues de la Ngiri. Il a séjourné à Leiden pendant une année et demie. “Aequatoria est l’unique endroit où je peux travailler. Non seulement pour la bibliothèque, mais aussi pour l’atmosphère paisible qui y règne”, nous confie-t-il.
Un sourire mélancolique est la réponse à ma question concernant ses sentiments après avoir goûté aux possibilités presque illimitées de travail et de recherche scientifique en Occident. “C’est difficile. C’est bien différent. Ici, la première loi est celle de la survie matérielle.”
Je ne le demande pas, mais je sais que le salaire moyen d’un professeur de faculté s’ajuste au prix d’une caisse de bière. “Tu ne dois pas comparer”, poursuit Mangulu. “Je dois travailler maintenant ici avec les moyens de bord, disponibles sur place. Et alors je suis déjà très heureux. Ici, j’ai pu travailler. Ici, je peux discuter avec le Père Vinck. Ici, je reçois des stimulus intellectuels.”

Le Père Honoré Vinck (1941), membre de la Congrégation des Missionnaires du Sacré Cœur, est le directeur de Centre Aequatoria. Il est rêveur et engagé à la fois, Flamand et citoyen du monde, modeste et dominant, seul et vivant parmi les gens, éloquent et silencieux, ascète avec un verre de bière à la main.

Quand un beau matin j’erre sur le petit cimetière de la Mission, je l’entend derrière moi: “Il faut avoir des rêves. Un homme doit rêver. Autrement il ne fait pas de projets. Et il faut des projet pour arriver aux réalisations. Si je commence à rêver, il devient difficile de m’arrêter. C’est origine de l’actuel Aequatoria”.

Après le lycée classique, Honoré Vinck va étudier la théologie et la philosophie. A la fin des années cinquante l’atmosphère dans l’église catholique était encore très traditionnelle et pieuse.
Il a toujours conservé beaucoup d’estime pour le cours de philosophie classique, aristotélicienne et thomiste. Une vision unilatérale peut-être, mais avec l’avantage d’être familiarisée avec au moins un système de pensée, et qui permet de construire une image logique et structurée du monde.
Le temps des études en Belgique apporte avant tout beaucoup de joies. La littérature scientifique ou romanesque, tout est dévoré. En plus il va se spécialiser dans l’histoire de l’église, en particulier de la liturgie.

Entre-temps, l’église entre en période de turbulence, et Honoré Vinck va étudier à Paris pour obtenir le doctorat en théologie. Un matin, à l’entrée de la station du métro Sèvres-Babylone, il se trouve face à face au slogan en graffiti: “Révolution”. C’est mai 1968. “Cette expérience a été cruciale. Ma pensée politique en va être fortement et durablement influencée. Comment le pouvoir se situe-il par rapport à la société? Comment se situe la pensée et l’idéologie par rapport à la société? La force de l’esprit, de la pensée, est énorme. Le “petit livre rouge” de Mao se vendait partout et se lisait. On se réalisait qu’on vivait un moment majeur de l’histoire contemporaine. Nous avons occupé la faculté de théologie et discuté de la nécessité de réformer la société, en commençant par notre faculté. L’idéalisme politique est merveilleux.”

Mais il y a aussi une fin aux révolutions et Honoré Vinck achève ses études et se dirige vers le Congo. En février 1972, il atterrit à Mbandaka. Il rentre pour trois mois dans l’isolement linguistique à Bamanya pour apprendre le lomongo sous la direction de Gustaaf Hulstaert, dont il a été le dernier apprenti.

vinckhulstaertA Mbandaka, on peut voir des femmes et des hommes se promener avec des vêtements en tissus avec la représentation barbue du Père Hulstaert. “Nkumu ea Mongo” (noble des Mongo), et “Bondjea W’elemo” (le grand savant), en est le message. Quelques années après sa mort, il est déjà entré dans le panthéon des héros fondateurs du peuple Mongo. Il a été une autorité dans la bantouistique moderne. (Grammaire en trois et Dictionnaire en deux volumes) Hulstaert a aussi été en 1937 le co-fondateur de Aequatoria, la première revue scientifique publiée dans la colonie(1937-1962).

Honoré Vinck a découvert la bibliothèque de Hulstaert à Bamanya en 1979 et il trouve une nouvelle vocation: la relance de la revue Aequatoria et l’ouverture de la bibliothèque aux étudiants et professeurs des Instituts Supérieurs de Mbandaka.
Il trouve partout du scepticisme sur sa route. Hulstaert lui-même n’y croit pas, les supérieurs de son ordre non plus. Mais Vinck persiste et à l’occasion du quatre-vingtième l’anniversaire de Hulstaert, il publie un Festschrift, qui relance l’ancien Aequatoria sous le nouveau nom de Annales Aequatoria. En 1982, il se paie une tournée en Europe pour lancer la revue à un niveau international. En 1987 on peut inaugurer un nouveau bâtiment pour la Bibliothèque et les Archives Aequatoria.
“Il y avait beaucoup de résistance à mes idées. Personne n’en comprenait l’utilité, sauf Misereor en Allemagne qui donnait DM 100.000. Ils avaient compris qu’une bibliothèque peut servir d’outil de développement. Les années suivantes les registres des visiteurs ont prouvé qu’on a eu raison.”

Ce qui tient Vinck en vie c’est l’amour pour les livres et la passion pour son travail. “Je considère bel et bien Aequatoria comme un service religieux. Au Moyen-âge, l’église avait ses scriptoria dans les grands couvents. C’est eux qui ont véhiculé la culture classique conservant et copiant les manuscrits des textes des anciens auteurs. Je considère Aequatoria comme un scriptorium. Nous voulons à la fois conserver la culture du peuple et l’initier aux sciences modernes.”

Les Annales Aequatoria veulent être principalement un lieux d’enregistrement des faits, des dialectes mongo par exemples, pas de discussions ou de grandes théories. On peut dire que les Annales Aequatoria arrivent dans à peu près tous les Instituts Africanistes du monde.
La bibliothèque et la maisonnette du Guesthouse se trouvent dans un cadre idyllique. Un calme parfait y règne. Le jour entier on entends les oiseaux. La douce odeur des roses et les fins traits des orchidées (un héritage de Gustaaf Hulstaert), cultivées dans la pergola, y ajoutent une bouffée romantique.

Photo Auke van der Berg

Aequatoria – Bamanya

Mais il y a toujours le revers de la médaille. Il y a trois ans la Mission a été attaquée. Vinck a passé des heures peureuses dans la forêt. L’année passée, lors de la première guerre de Kabila, la Mission a dû être abandonnée pour plusieurs mois. Quand on est retourné, tout a paru être encore intact. Mais, les gens du village avaient tout enterré dans le sol dans le but de le protéger contre les pilleurs: machines à écrire, des papiers qu’on pensait être importants, et en général tout objet de valeur.
Nos confrères congolais sont les premiers pour défendre l’héritage. Aequatoria est même en quelque sorte un objet de prestige. “Il est clair que dans ce pays c’est une des rares institutions qui effectivement proclament une certaine politique culturelle conséquente: la conservation des langues et des cultures locales dans tous les domaines de la vie, enseignement et église”.

La dernière soirée de mon séjour, devant une bonne bière, je demande à Vinck s’il est satisfait de son travail à Aequatoria. “Tenant compte de tous les problèmes évoqués, oui, absolument, Naturellement on pourrait faire mille fois mieux, avec un peu plus de moyens.” “Quels moyens?” “Un million de dollars par exemple” est la réponse claire mais un peu inattendue. Et alors? “Des livres, beaucoup livres et revues pourront être achetés. Et un ordinateur. Et nous aurons notre propre website. Je doublerais le salaire de mes collaborateurs, et j’organiserais au moins deux fois par an un summerschool de 14 jours, avec les meilleurs professeurs du monde…”

“Rêveries d’un promeneur solitaire” ou “Profession de foi d’un vicaire savoyard” ?

Février 1998

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