Définir l’islamophobie et ses manifestations politiques après les attentats de « Charlie Hebdo »

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Ills.: UK Human Rights Blog

Résumé

Cet article examine les difficultés rencontrées par les définitions contemporaines de l’islamophobie, notamment celle de l’influent rapport Runnymede, face aux réactions des responsables politiques européens aux attentats de janvier 2015 à Paris. L’application de la méthode d’analyse du discours politique (ADP) à ces réactions souligne leur ambiguïté eu égard aux définitions contemporaines de l’islamophobie, et justifie de les affiner.

Mots clés
Islamophobie, rapport Runnymede, attentats de Charlie Hebdo, Union européenne, populisme.

Cet article est la version traduite et condensée de: Bogacki Mariusz, de Ruiter Jan Jaap et Sèze Romain, Defining Islamophobia and its socio-political applications in the light of Charlie Hebdo attacks in Paris, Rozenberg Quartely, 2019. URL: 
http://rozenbergquarterly.com/the-charlie-hebdo-attacks-in-paris-defining-islamophobia-and-its-socio-political-applications/

Introduction
L’étude des réactions de peur ou d’hostilité à l’égard de l’islam et des musulmans a connu un tournant avec la publication du rapport Islamophobia : a challenge for us all (Runnymede Trust, 1997 et 2016), par la Commission on British Muslims and Islamophobia, créée par le Runnymede Trust (groupe de réflexion indépendant). Cette étude pionnière propose d’identifier les causes et manifestations de l’islamophobie, définie comme « une hostilité non fondée envers l’islam », une « crainte ou [une] haine de l’islam, et donc […] la peur ou l’aversion des musulmans ou de la plupart d’entre eux » (Runnymede Trust, 1997, 1), et les « conséquences d’une telle hostilité en matière de discriminations […] et d’exclusion des activités politiques et sociales » (idem, 4). Les auteurs opèrent cependant une distinction fondamentale entre « la peur phobique de l’islam [qui] caractérise des attitudes fermées, et les désaccords et critiques légitimes [qui] caractérisent des attitudes ouvertes » (idem, 4). Cette distinction repose sur huit clivages dans la façon d’appréhender l’islam et les musulmans : uniformité/diversité, séparation/interaction, infériorité/différence, adversité/partenariat, manipulation/sincérité, rejet/considération de la critique de l’Occident, justification/réprobation des discriminations, justification/réprobation de l’islamophobie (idem : 5).

Bien que ce rapport demeure une référence, il a commencé à être vigoureusement critiqué dix ans après sa publication, en particulier pour cette distinction entre « attitudes fermées » et « ouvertes ». Cette binarité tend à résumer l’attitude envers l’islam et les musulmans à de l’islamophilie ou à de l’islamophobie, tout en objectivant par effet de miroir des représentations symétriquement opposées de musulmans « bons ou mauvais », quoiqu’il en soit essentialisés, (Allen, 2010, 76). « L’islamophobie ne peut être déterminée et définie par le “type” de musulmans qui en sont victimes. Elle doit aller plus loin et tenir compte de la reconnaissance d’un “caractère musulman” réel ou perçu », car cette approche réduit l’islamophobie à un « phénomène à la fois trop simpliste et largement superficiel, défini davantage par les caractéristiques des victimes que par la motivation et les intentions des auteurs » (idem, 79-80). Or, cette approche néglige ce faisant l’existence d’un angle mort : il existe en effet des préjugés qui ne procèdent pas d’attitudes « fermées », mais qui sont la conséquence de différences de cultures, de représentations du monde et de valeurs. Les musulmans qui ne se laissent pas réduire à cette binarité sont ainsi exclus de ce traitement de l’islamophobie, et peuvent de ce fait devenir les victimes oubliées du phénomène.

Les analyses de Chris Allen invitent à considérer de nouveaux aspects des manifestations de l’islamophobie, toujours plus ambigus et complexes après le 11 Septembre, comme l’illustrent les débats contemporains sur  le niqab, le multiculturalisme et les processus d’intégration religieuse et culturelle en Europe. À sa suite, divers chercheurs ont alors souligné les limites du rapport Runnymede, et proposé des alternatives. Deepa Kumar (2012, 2) et Ibrahim Kalin (2011, 11) se concentrent davantage sur la dimension racialisante du phénomène. Tahir Abbas (2011, 65), Nathan Lean et John Esposito (2012, 13) en analysent les aspects phobiques. Mohamed Nimer (2011, 78), Hedvig Ekerwald (2011) et Tahir Abbas (2011) s’intéressent aux caractéristiques culturelles et religieuses de l’islamophobie. Même Chris Allen (2010, 190) a tenté de proposer une définition alternative qui, si exhaustive soit-elle, présente une longueur et des incohérences telles qu’elle s’avère peu opérationnelle. Jocelyne Césari (2011) est sans doute celle qui acte le plus précisément ces difficultés. Elle souligne que le terme « islamophobie » est contestable parce qu’il est souvent « appliqué de manière imprécise à des phénomènes divers, allant de la xénophobie à l’antiterrorisme. Il regroupe toutes sortes de discours et d’actes en suggérant qu’ils émanent tous d’un même noyau idéologique, issu d’une peur irrationnelle (phobie) de l’islam » (idem, 21). C’est donc l’ambiguïté du terme permise par sa généralité qui rend impossible son application aux phénomènes divers qui peuvent naître des préjugés à l’égard de l’islam, mêlant préjugés et idéologies politiques variées.

Ces débats ont justifié une actualisation du rapport Runnymede, vingt ans après sa publication en 1997, dans l’objectif « d’améliorer la précision et la qualité des débats, ainsi que des politiques publiques pour lutter contre l’islamophobie » (Elahi, Khan, 2017, 1). Sur la base des réactions au rapport Runnymede, le groupe de réflexion en propose deux nouvelles définitions. La première, abrégée, définit l’islamophobie comme un « racisme antimusulman ». La seconde, plus détaillée, la définit comme « toute distinction, exclusion, restriction ou préférence à l’égard des musulmans (ou perçus comme tels) qui a pour objet ou pour effet d’annuler ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, sur un pied d’égalité, des droits de l’Homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel ou tout autre domaine de la vie publique » (ibid.). Certains contributeurs à ce rapport ont également questionné la pertinence du terme « islamophobie ».

Après avoir discuté de notions de « racisme antimusulman », « préjugés antimusulmans » et « discriminations antimusulmans », Shenaz Bunglawala conclut à la nécessité de conserver le terme « islamophobie » pour deux raisons. Premièrement, il ressort des contenus médiatiques (britanniques) que le terme « islam » a plus souvent une charge péjorative que le terme « musulman », « plaçant ainsi l’appartenance perçue à un groupe au cœur de ces stéréotypes » (Bunglawala, 2017, 70). Deuxièmement, « adopter une terminologie centrée sur la victime (i.e. sur le « musulman » et non sur « l’islam ») risquerait de mener la lutte contre l’islamophobie à manquer sa cible et à oublier de prendre en considération le contexte favorable à l’uniformisation des représentations sur l’islam et les musulmans ». À revers des autres contributeurs, Shenaz Bunglawala argue en faveur de la pertinence de la dichotomie opposant attitudes « ouvertes » et « fermées », notamment au regard de la définition de l’islamophobie comme « racisme antimusulman » : « à une époque où les termes “islam”, “islamique”, “islamiste extrémiste” et “islamiste” sont fréquemment chargés de connotations péjoratives, est-il si étonnant que “l’islamophobie” conserve son pouvoir de nommer l’objet de la haine ? » (idem, 72).

Il ressort de ces débats qu’il est nécessaire de se départir des prénotions sur les victimes a priori pour examiner la pertinence des définitions de l’« islamophobie » au regard des manifestations qu’elles recouvrent dans un contexte donné. Sachant qu’elles ont crû tout en se complexifiant après le 11 Septembre, dans quelle mesure la résurgence du djihadisme depuis le milieu des années 2000 en Europe et les réactions qu’elle suscite interrogent-elles la pertinence de ce terme ? Afin d’apporter des éléments de réponse à cette question, seront examinées les réactions des responsables politiques européens à des attentats djihadistes qui les ont récemment tous interpelés : ceux de janvier 2015 à Paris. Ces évènements ont en effet concouru à renforcer les discours et pratiques discriminantes à l’endroit des musulmans dans l’Union européenne (Foundation for Political, Economic and Social Research, 2016), tout particulièrement dans le contexte des débats sur la radicalisation où les populations musulmanes font facilement figure d’ennemi intérieur (Baker-Beall et al., 2015 ; Ragazzi, 2016). Les réactions des responsables politiques à ces attentats sont en effet propres à faire apparaître les ambiguïtés liées à l’appréhension contemporaine de l’islamophobie, donc à inviter à réviser sa définition d’une part, et à réfléchir à ses implications sur les plans politique, législatif et social d’autre part.

Après avoir décrit la méthodologie appliquée pour construire le corpus des discours et les analyser (1), seront présentés les résultats de l’analyse du discours politique (2), avant de conclure par des propositions visant à cerner plus pertinemment les discours discriminatoires à l’endroit de l’islam et des musulmans.

I/ Méthodologie
Le 7 janvier 2015, Chérif et Saïd Kouachi, deux frères français d’origine algérienne, âgés de 32 ans et 34 ans, se rendent dans les locaux du journal satirique Charlie Hebdo. Ils abattent un homme de la maintenance, puis un policier chargé de la protection de Stéphane Charbonnier (journaliste condamné à mort par al-Qaïda), neuf journalistes qui assistent à la conférence de rédaction hebdomadaire, et, dans leur fuite, un autre policier. Les terroristes ont revendiqué avoir « tué Charlie Hebdo » en représailles aux caricatures du prophète Mohammed, et avoir agi au nom d’al-Qaïda au Yémen qui a revendiqué l’attentat (al-Qaïda au Maghreb islamique a par ailleurs salué les « chevaliers de la vérité »). Amedy Coulibaly, Français d’origine malienne, 32 ans, s’est dans le même temps livré à plusieurs attaques. Il est suspecté d’être l’auteur de l’explosion d’une voiture à Villejuif (Val-de-Marne), le 08 janvier. Le même jour, il abat une policière municipale à Montrouge (Hauts-de-Seine), et blesse un agent de la voirie. Le lendemain, il prend en otage vingt-trois clients du magasin Hyper Cacher à Paris, tue quatre personnes et fait neuf blessés. Dans une vidéo diffusée post-mortem sur Internet, il revendique avoir agi au nom de l’État islamique, en coordination avec les frères Kouachi. Les assassins ont été tués lors des interventions des forces de l’ordre.

Si des violences de cette nature ont toujours des retentissements dans le débat public, ceux suscités par cet événement furent sans précédent en France. Le fait qu’ait notamment été visée la rédaction d’un journal accusé de blasphème disposait à un cadrage particulier : une attaque contre la « liberté d’expression », la « laïcité », « les Lumières », contre « ce que nous sommes » déclarèrent les membres du gouvernement. La société s’est sentie ébranlée dans les valeurs fondatrices de son identité collective. D’où l’identification exceptionnellement massive suscitée par cet attentat : des millions de messages d’hommage se sont succédés sur les réseaux sociaux, tandis que près de quatre millions de personnes, rejointes par une cinquantaine de chefs d’État, manifestèrent spontanément dans les rues de France le 11 janvier 2015. Cet article s’appuie sur les réactions des responsables politiques européens à ces attentats. Leurs discours sont analysés au moyen de la méthode de l’analyse du discours politique, qui invite à porter plus particulièrement attention aux modalités de désignation des responsables de ces violences (Fairclough, 1995 ; van Dijk, 1993, 1997 ; Blommaert, Bulcaen, 2000), dans l’objectif d’évaluer comment ces discours participent des préjugés et des discriminations identifiés par les définitions de référence de l’islamophobie. Les pratiques politiques étant aussi des pratiques discursives, « le discours, oral ou écrit, a des fonctions et des implications politiques » (van Dijk, 1997, 14). Par conséquent, les réactions des responsables politiques ainsi que les programmes de leurs partis sont révélateurs du positionnement politique de leurs auteurs.

I/1. Sélection des pays et des partis politiques
La sélection des pays inclus dans l’analyse est établie sur deux critères : faire partie des membres fondateurs de l’Union européenne (UE) et abriter importante une population musulmane. D’une part, les pays ayant une histoire longue d’intégration dans l’UE entretiennent des liens politiques étroits qui contribuent à accroître les attentes des uns envers les autres, qui portent notamment sur les réactions à de tels évènements. En outre, les pays sélectionnés comptent parmi les membres les plus peuplés de l’UE, qui, en raison de leur appartenance de longue date à la Communauté européenne, peuvent servir d’exemple aux États qui ont adhéré plus récemment à l’UE ou dont la population est moins volumineuse. D’autre part, il est important que ces pays abritent une population musulmane suffisamment significative pour que l’islam y soit un fait social et donc un objet de débats. Les premiers signataires du traité de Maastricht en 1992 (création officielle de l’Union européenne) – à savoir l’Allemagne, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, la France, la Grèce, l’Irlande, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Portugal, et le Royaume-Uni – abritent une population musulmane supérieure à 2% de la population totale, à l’exception de l’Irlande (1,1%) et du Portugal (0,3%) (Hackett, 2016). Par souci de cohérence, l’échantillon des pays sélectionnés exclut donc ces deux pays auxquels se substituent, à des fins de représentativité, l’Autriche et la Suède : il s’agit des deuxièmes plus anciens membres de l’UE (ratification du traité de Maastricht en 1994) et ils abritent une population musulmane s’élevant respectivement à 5,4% et 4,6% de leur population totale. Ces choix visent également à s’intéresser à des pays dont l’expérience de l’islam est due à des migrations récentes (à l’exception de l’Espagne et la Grèce), où, par conséquent, les débats relatifs à l’intégration culturelle et au pluralisme religieux sont vifs. Ils constituent donc un espace privilégié pour observer les récentes évolutions des phénomènes recouverts par l’islamophobie.

Le tableau 1 (ci-dessous) restitue la liste des pays et partis sélectionnés, les pourcentages de musulmans dans la population totale de chaque pays, et il indique si un parti ou son représentant a fait une déclaration sur les attentats. Afin de s’appuyer sur une représentation plus précise des réactions des responsables politiques aux attentats de Charlie Hebdo, seront considérées celles des partis au pouvoir (i.e. ceux représentés au gouvernement), des principaux partis d’opposition (i.e. ceux cumulant le pourcentage de votes le plus élevé après les partis au pouvoir) et des partis populistes (ainsi qualifiés en raison des positions anti-immigration, anti-islam et anti-élitisme de leurs programmes) . Dans deux cas (Parti autrichien de la liberté – FPÖ et Parti néerlandais pour la liberté – PVV), les principales prises de position de partis d’opposition et de partis populistes se recouvrent. En raison de leur position politique, ces partis sont considérés comme populistes. Les partis au pouvoir et leurs principaux opposants bénéficient d’une plus grande couverture médiatique, et leurs réponses peuvent donc être considérées comme les plus influentes et significatives, quoique les principaux partis d’opposition sont susceptibles d’utiliser une rhétorique visant à accentuer leurs divergences avec les gouvernements en place, et les partis populistes plus encore (van Dijk, 1993 : 60). Aussi, l’analyse des réponses prend en considération les programmes des partis politiques afin d’élargir le cadre d’analyse.
Les douze pays sélectionnés incluent quarante-neuf partis politiques et trente-trois programmes de partis, décomposés comme suivant : trente-trois partis au pouvoir (incluant des coalitions) avec vingt programmes, neuf partis d’opposition avec six programmes, et sept partis populistes avec sept programmes.

Tableau I : Pays sélectionnés, population musulmane qu’ils abritent et existence de réactions aux attentats de Charlie Hebdo.

Tableau I : Pays sélectionnés, population musulmane qu’ils abritent et existence de réactions aux attentats de Charlie Hebdo I

I/2. Collecte et analyse des données
La collecte de données a été menée sur Internet (la majorité des déclarations n’ont pas été diffusées en français et ont été traduites), à l’aide du moteur de recherche Google pour les réponses individuelles des responsables politiques, sur les sites des partis et gouvernements pour les déclarations officielles, les communiqués de presse et les programmes des partis. Si la réponse d’un parti ne figurait pas sur le site ou si un programme n’était pas accessible en ligne, cela est signalé (nd.) et pris en considération dans l’analyse.

Tableau I : Pays sélectionnés, population musulmane qu’ils abritent et existence de réactions aux attentats de Charlie Hebdo II

Lorsque des déclarations ne figuraient pas sur les sites Internet des partis ou du gouvernement, mais étaient rapportées par la presse, l’information a été vérifiée par recoupement avec d’autres médias. Les manifestes ou programmes des partis ont été téléchargés sur leurs sites Internet et intégrés à l’analyse afin de restituer les positions de ces partis sur ces questions. Dans cinq cas (CDU en Allemagne, PD en Italie, VVD aux Pays-Bas, MR en Belgique, SD en Suède), les déclarations d’autres responsables que les chefs de parti ont été incluses dans l’analyse en raison de l’influence de ces acteurs.

Les réponses ont été compilées dans une base de données qui mentionne le contexte de la déclaration (calendrier, moyen de communication, manifeste du parti, etc.) et qui précise les modalités de qualification des auteurs des attentats en portant attention à la nature des associations qu’elles opèrent avec l’islam et les musulmans. L’analyse du discours repose deux critères. Premièrement, la conformité aux définitions de l’islamophobie du rapport Runnymede, et sa distinction entre attitudes « ouvertes » et « fermées » envers l’islam. Les analyses des réactions des partis retiennent trois aspects de chaque réaction :

(1) Responsabilité : mention de la responsabilité des attentats dans la déclaration, i.e. à qui ou quoi les responsables politiques attribuent les violences ;
(2) Islam ou musulmans mentionnés dans la déclaration ou non ;
(3) Distinction opérée entre des aspects positifs et négatifs de l’islam ou des musulmans.

Deuxièmement, l’analyse du discours politique (ADP) a été appliquée à ces discours au moyen du cadre d’analyse textuelle élaboré par Teun van Dijk (1997 et 2003) et Norman Fairclough (1995). Ce faisant, les principes essentiels de l’ADP (cf. infra) permettront d’évaluer dans quelle mesure les définitions de référence de l’islamophobie demeurent pertinentes face à l’évolution des discours politiques sur l’islam et les musulmans en Europe.

I/3. Analyse du discours politique
L’ADP est une approche découlant de l’analyse du discours critique (ADC) dont elle partage les postulats : le discours est fondateur de la société et la culture ; il exprime une idéologie ; il assure la médiation entre l’écriture et la société ; il constitue un mode de transmission ; il est une forme d’action sociale ; l’analyse discursive est interprétative et explicative (Fairclough and Wodak, 1997, 271-280). L’ADP se distingue de l’ADC par l’importance accordée au contexte politique, à la reproduction du pouvoir politique, à la domination ainsi qu’aux « conditions et conséquences discursives des inégalités sociales et politiques qui [en] résultent » (van Dijk, 1997, 11). L’ADP se concentre sur les acteurs politiques, la rhétorique, le contexte, le temps, les moyens de communication et tout ce qui s’y rapporte (ibid.). L’objectif de l’ADP est l’analyse critique d’un texte, d’un discours ou d’autres formes de communication pour en extraire les messages latents et explorer leurs contextes (Fairclough, 1995, 23). L’« objet (locus of critique) de l’ADC et de l’ADP est le lien entre le langage, le discours, la parole et la structure sociale » (Blommaert, Bulcaen, 2000, 449). Les ADC sont utiles pour démêler les structures et les rapports de domination sous-jacents aux discours. Le cadre analytique de l’ADP proposé par van Dijk (1997 et 2003) inclut des facteurs tels que les acteurs, les destinataires, l’idéologie, le moment et le lieu, le moyen de communication et les niveaux macro- et microsociologiques du discours politique.

Le contexte de cette étude est les attentats djihadistes perpétrés en janvier 2015 à Paris, et les réactions immédiates des responsables politiques à cet évènement. Le caractère spontanée de ces réactions est crucial : alors que tout émetteur d’un discours politique sait que celui-ci sera analysé par tous les acteurs (médias, responsables politiques, opinion), les réactions spontanées adviennent le plus souvent avant que l’acteur n’ait pu évaluer pleinement la situation, ce qui rend ses propos plus fidèles à sa pensée. Ainsi, toutes les déclarations analysées ici sont survenues dans les trois jours suivant l’attentat (à l’exception de celles du chef du FPÖ autrichien). Ainsi que le requiert l’ADP, ces réactions seront analysées aux niveaux macro- (communication des partis, leurs relations et leurs électorats) et microsociologique (langage employé aux cours des interactions).
Les moyens de communication utilisés par ces acteurs incluent des discours parlementaires, des entrevues avec les médias et les sites Internet des partis et des gouvernements. L’importance du moyen de communication notamment permis de souligner la différence possible entre les déclarations officielles (site Internet du gouvernement ou du parti, communiqués de presse officiels) et non officielles (entrevues dans les médias, débats parlementaires, etc.).

II/ Réponses des partis politiques
Les déclarations des gouvernements, des responsables et partis politiques sont présentées dans les trois sections suivantes conformément à la méthode précédemment décrite qui distingue les réactions des partis au pouvoir (2.1), des principaux partis d’opposition (2.2) et des partis populistes (2.3).

II/1. Réactions des partis au pouvoir

Tableau II : Réactions des partis au pouvoir aux attentats de Charlie Hebdo I

Tableau II : Réactions des partis au pouvoir aux attentats de Charlie Hebdo II

Tableau II : Réactions des partis au pouvoir aux attentats de Charlie Hebdo

II/2. Réactions des principaux partis d’opposition

Tableau III : Réactions des principaux partis d’opposition aux attentats de Charlie Hebdo

II/3. Réactions des partis populistes

Tableau IV : Réactions des partis populistes aux attentats de Charlie Hebdo

Il ressort de ce corpus que sur les vingt-sept déclarations de partis au pouvoir (six partis n’ont pas fait de déclaration), qui consistent essentiellement en des condamnations de l’attentat et des appels à l’unité, seules cinq mentionnent l’islam ou les musulmans. Les réactions des partis d’opposition, qui condamnent également l’attentat et présentent leurs condoléances, sont moins fréquentes. Sur cinq déclarations officielles, seuls deux partis mentionnent l’islam ou les musulmans. Enfin, en ce qui concerne les partis populistes, quatre déclarations sur six évoquent l’islam ou les musulmans (un parti n’a pas émis de déclaration). Ces quatre partis font référence à l’islamisation de l’Europe et soulignent avoir alerté de la menace qu’elle faisait peser, tout en différenciant les « bons » des « mauvais » musulmans.

Tableau II : Réactions des partis au pouvoir aux attentats de Charlie Hebdo III

Tableau II : Réactions des partis au pouvoir aux attentats de Charlie Hebdo IV

Seuls quatre des partis qui mentionnent l’islam ou les musulmans l’ont fait en des termes conformes à leurs programmes (RN en France, PVV aux Pays-Bas, CDU en Allemagne et VB en Belgique). Trois autres partis (CSU et Parti de gauche en Allemagne et PP en Espagne) évitent ces mentions alors que leurs programmes établissent des liens entre islam et terrorisme. Les divergences de ces réactions sont également visibles lorsque l’on tient compte des moyens de communication. Aucune déclaration officielle d’un gouvernement recensée ici ne mentionne explicitement l’islam ou les musulmans. Sur les onze déclarations qui y font référence, neuf ont été publiées sur le site Internet du parti (partis au pouvoir : N-VA belge, CDU allemand, NCD italien, PASOK grec ; partis d’opposition : Parti socialiste belge ; partis populistes : RN français, PVV néerlandais, FPÖ autrichien, VB belge), une a été diffusée dans les médias (parti d’opposition : Venstre danois) et une autre a été formulée dans le cadre d’un discours parlementaire (parti au pouvoir : Parti démocratique italien).

Tableau II : Réactions des partis au pouvoir aux attentats de Charlie Hebdo V

III/ La « zone grise » des débats sur l’islamophobie

III/1. Analyse des réponses
La terminologie employée pour qualifier les auteurs de l’attentat est diversifiée, et ces différences s’expliquent dans une large mesure par les positions de ces responsables politiques, aux niveaux micro- et macrosociologiques. Au niveau microsociologique, la majorité des partis au pouvoir usent de formules passives ou impersonnelles en qualifiant les auteurs d’« individus », de « coupables », de « criminels » ou en attribuant la responsabilité des faits au « terrorisme » ou au « radicalisme ». En ce qui concerne les réactions comprenant une référence à l’islam ou aux musulmans, seuls deux partis au pouvoir sur cinq attribuent la responsabilité des attentats aux « islamistes » (CDU allemande) et au « radicalisme islamique » (N-VA belge), et observent la distinction soulignée par le rapport Runnymede entre musulmans et radicaux. Les trois autres partis au pouvoir, tout en mentionnant l’islam ou les musulmans dans leurs déclarations, ont ciblé le « terrorisme » et la « violence » (PDD italien), le « terrorisme » et les « criminels » (NCD italien) ainsi que les « attentat terroriste » (PASOK grec), observant à leur tour distinction entre « attitudes fermées » et « ouvertes ». Deux des partis d’opposition qui mentionnent l’islam ou les musulmans ont désigné l’« attentat » et « quelqu’un a violé l’une des grandes religions du monde » (Parti libéral danois), les « fanatiques » et « un attentat lâche et barbare » (Parti socialiste belge), ce qui, une fois encore, satisfait à la distinction du rapport Runnymede. Les quatre partis populistes ont attribué la responsabilité des faits à l’« intégrisme islamique » et au « fondamentalisme musulman » (RN français), l’« islam », le « Coran » et « Mohammed » (PVV hollandais), l’« islamisme radical » et le « terrorisme islamiste » (FPÖ autrichien), le « djihadisme » et l’« islamisation » (VB belge). Trois partis populistes ont dissocié l’islam des musulmans. Le VB belge est le seul parti de cette étude qui attribue la responsabilité des violences à l’« islam » ou aux « musulmans », et ne reconnaît pas la distinction établie par le rapport Runnymede.

Tableau II: Réactions des partis au pouvoir aux attentats de Charlie Hebdo VI & Tableau III : Réactions des principaux partis d’opposition aux attentats de Charlie Hebdo I

Les discours des responsables politiques s’expliquent aussi par leur position au niveau macrosociologique (van Dijk, 2003) : les partis au pouvoir préfèrent la prudence, les partis d’opposition émettent moins souvent de déclarations officielles, et les partis populistes se montrent plus offensifs. Dans l’ensemble, les responsables de tous les partis présentent un discours adapté à leurs groupes sociaux (politiques) et leurs agendas. De ce fait, toutes ces réactions, comme leur absence, constituent des faits sociaux significatifs (idem), qu’il s’agisse d’appels à l’unité nationale, à lutter contre l’islam, désislamiser l’Europe, renforcer la sécurité des grandes villes, etc.

Ces résultats confirment le postulat de l’ADP : les acteurs n’agissent pas aléatoirement, et leurs discours se comprennent au regard de leurs positions dans le champ politique, de leurs publics respectifs et des contextes intérieurs de chaque pays (van Dijk, 1993, 3). En Belgique (N-VA, parti au pouvoir) et en France (RN, parti populiste), les responsables politiques ont évoqué une radicalisation croissante ; Peter Tauber (CDU allemand, parti au pouvoir) a souligné la menace « islamiste » pour le pluralisme religieux, faisant craindre la croissance du PEGIDA en Allemagne ; tandis qu’en Grèce, Antonis Samaras (ND, parti au pouvoir) a souligné les risques issus de la provenance de réfugiés syriens sur le sol national.

Comme le montrent les réactions des partis d’opposition et des partis populistes, leurs rhétoriques usent de la différenciation entre « eux » et « nous ». Elles alternent aussi entre les registres de langue formel et informel selon le groupe social visé : Nigel Farage, chef de l’UKIP, s’adresse à son électorat, la classe ouvrière ; Geert Wilders use d’un langage offensif aux Pays-Bas ; Katja Kipping, co-présidente du Parti de gauche allemand, se montre prudente en usant de références au libéralisme politique et à des raisonnements sociologiques. La distinction entre la « majorité des musulmans » et les « radicaux religieux » relève d’une rhétorique de la disculpation, présente à différents niveaux politiques : au sein des partis au pouvoir (le dirigeant de la N-VA belge reconnaît la « radicalisation de certains cercles musulmans européens » comme une menace directe pour la sécurité publique, tout en soulignant que « les assassinats sont bien le fait d’individus isolés »), des partis d’opposition et des partis populistes, comme lorsque le dirigeant du PVV hollandais déclare : « C’est l’islam qui inspire chaque fois les meurtriers. C’est Mohammed, le prétendu prophète. C’est le Coran. […] Bien sûr, je ne parle pas de tous les musulmans ». Il en est de même de la réaction de la présidente du RN français qui dénonce une « idéologie meurtrière », « l’islamisme radical », exhorte à un « refus absolu du fondamentalisme islamique [qui] doit être proclamé haut et fort », tout en nuançant : « personne ne veut confondre nos compatriotes musulmans attachés à notre nation et à ses valeurs avec ceux qui tuent au nom de l’islam ».

Tableau III : Réactions des principaux partis d’opposition aux attentats de Charlie Hebdo II

Un même constat s’impose à la lecture de l’ensemble de ces réactions : les responsables politiques oscillent entre deux extrêmes, allant d’un pacifisme prudent à une rhétorique belliqueuse à l’encontre d’une religion et de ceux qui y sont associés. Dans le contexte de la résurgence du djihadisme et des débats sur la radicalisation, s’impose un même souci largement partagé de distinguer les musulmans et l’islam d’une part, des violences perpétrées en son nom d’autre part, y compris au sein de partis hostiles à l’islam comme le RN (France) et le PVV (Pays-Bas). La seule exception vient des populistes belges, le VB, qui ont incriminé les attentats « djihadistes », l’« islam » et l’« islamisation croissante de l’Europe », en conformité avec le manifeste du parti dans lequel l’« extrémisme musulman grandissant » est décrit comme une menace majeure.

III/2. Définition de l’islamophobie : une confusion persistante
La tendance dominante à dissocier l’islam de l’islamisme ou du djihadisme, les musulmans des auteurs de violences pourrait étonner au regard au regard du nombre de partis et responsables politiques dont les programmes considèrent cette religion dans son essence comme une menace existentielle pour leur société. Ces acteurs naviguent dans une matrice idéologique essentialiste qui présuppose un continuum entre islam et violence, tout en s’efforçant de les distinguer dans leurs déclarations. Cette distorsion est le signe des effets des discours anti-islamophobes auxquels des porteurs d’idéologies anti-musulmanes se conforment par volonté de se prémunir de toute accusation d’islamophobie et de ses conséquences judiciaires, elle-même permise par des lois tant déterminées à préserver la liberté d’expression qu’à lutter contre les discriminations. En effet, seuls Tom van Grieken et Barbara Pass (populistes belges, Intérêt flamand) pourraient être à cet égard qualifiés d’islamophobes au regard de leurs généralisations préjudiciables à un groupe religieux dans son ensemble. Ce paradoxe a été souligné par Chris Allen (2010) : les acteurs qui diffusent des représentations hostiles à l’islam, qui soutiennent que les croyances qui en relèvent mènent à la violence et que ses membres seraient donc des terroristes potentiels se disculpent d’islamophobie dès lors qu’ils précisent que leurs accusations n’engagent pas l’ensemble des musulmans.

Tableau III: Tableau IV:Tableau III: Réactions des principaux partis d’opposition aux attentats de Charlie Hebdo III & Tableau IV: Réactions des partis populistes aux attentats de Charlie Hebdo I

Les définitions qui, à l’instar de celles de Deepa Kumar (2012), Ibrahim Kalin (2011) ou Mohamed Nimer (2011), privilégient une entrée par le racisme et insistent de ce fait sur l’hostilité, les préjugés ou les discriminations envers un groupe religieux semblent justes. Elles demeurent cependant peu opératoires dès lors que les auteurs des discours participant de la fabrication d’un problème musulman prennent le soin de ne citer que des « individus isolés ». Les définitions proposées par Chris Allen (2010), Hedvig Ekerwald (2011) ou Jocelyne Césari (2011) semblent plus pertinentes dans ce contexte dans la mesure où elles reconnaissent la propagation de la peur, de représentations et d’idéologies péjoratives comme relevant de l’islamophobie. Elles s’avèrent néanmoins peu efficaces dès lors que des responsables politiques hostiles à l’islam et aux musulmans usent de formules impersonnelles, ou dissocient l’islam de ses manifestations violentes. Alors que le rapport Runnymede s’est saisi de l’islamophobie afin de lutter contre des discours et pratiques haineuses ou discriminantes à l’encontre d’un groupe, il échoue partiellement à les appréhender.

Tableau IV: Réactions des partis populistes aux attentats de Charlie Hebdo II

Ramon Grosfoguel souligne cette hypocrisie : « En prenant pour objet la religion “des autres”, les Européens, les Euro-américains et les Euro-israéliens échappent aux accusations de racisme. Cependant, lorsqu’on examine attentivement la rhétorique hégémonique à l’œuvre, ces tropes sont une reproduction d’un ancien discours raciste biologique, et les personnes visées par les discours islamophobes sont les sujets des anciens empires coloniaux occidentaux. […] Il est absolument impossible de dissocier la haine ou la peur contre les musulmans du racisme contre les non-Européens. L’islamophobie et le racisme culturels sont enchevêtrés » (Grosfoguel, 2012, 13-14). De fait, les responsables politiques se livrant à des critiques généralisées et infondées envers l’islam et les musulmans n’y voient guère une manifestation de racisme envers des populations ethnicisées. D’autant plus que, comme le montrent Martin Reisigl et Ruth Wodak, le suffixe « -phobie » introduit un biais dans la perception du phénomène : il mène à « négliger l’aspect actif et agressif de la discrimination, et à pathologiser le racisme (et toutes les autres formes de discrimination couvertes par le suffixe -phobie) par la “métaphore de la maladie”, de la “phobie”, qui en tant que telle minimise le racisme et, au moins implicitement, exonère les racistes » (2001, 6). Ainsi, les idéologues islamophobes se présentent volontiers comme de courageux défenseurs d’un peuple dont l’existence est menacée par l’islam (Liogier, 2012). La difficulté à appréhender le caractère haineux et discriminant envers l’islam et les musulmans dans la sphère politique illustre les limites de cette terminologie.

Tableau IV: Réactions des partis populistes aux attentats de Charlie Hebdo III

III/3. Reconsidérer l’islamophobie ?
Face à ces difficultés, trois approches peuvent être envisagées. La première consisterait à encourager le développement d’une terminologie alternative. Chris Allen propose dans cette perspective de dissocier l’islam en tant que religion, des musulmans en tant que populations (2010, 135-137). De la même façon, George Readings, James Brandon et Richard Phelps (2010) préconisent de remplacer le terme « islamophobie » par « discrimination » ou « haine anti-musulmans », ce qui permettrait de renvoyer plus précisément aux victimes en tant que telles, tout en restituant le caractère actif ou agressif de cette attitude. Cependant, la critique préjudiciable de la religion porterait toujours, par extension, sur ses fidèles, qui devraient, pour s’en préserver, renoncer à leurs pratiques et croyances… (de Ruiter, 2012). Outre le fait d’être peu probante, l’hypothèse d’une terminologie alternative requerrait également un processus d’assimilation linguistique long et coûteux, qui ne ferait qu’ajouter à la confusion alors que le terme d’« islamophobie » est désormais adopté par les institutions internationales (Bahçecik, 2013).

La seconde approche consisterait à poursuivre l’effort de renouvellement de la définition de l’islamophobie. Bien que les définitions actuelles, qui se concentrent sur le racisme, l’intolérance et les préjugés infondés envers les musulmans, leurs cultures, leurs appartenances ethniques et leur religion, restent pertinentes, poursuivre l’effort de réflexion dans cette direction est nécessaire pour affiner la connaissance de ces phénomènes dont les manifestations sont multiples et évolutives. La multiplicité des définitions existantes témoigne ainsi de l’intérêt de la communauté des chercheurs pour cet objet, mais aussi des limites pratiques d’une telle démarche.

À la croisée des deux précédentes approches, une troisième proposition serait d’envisager une terminologie complémentaire. Alors que l’islamophobie repose largement sur l’entretien d’une confusion entre les musulmans et ceux qui légitiment la violence au nom de l’islam (certaines organisations islamistes et le djihadisme), l’enjeu serait d’introduire une terminologie qui encouragerait à leur distinction. Le débat s’est ainsi posé au sujet de la confusion entre l’antisémitisme et l’antisionisme (critique de la politique sioniste d’Israël ; dont la définition demeure contestée). Edward Corrigan (2009) souligne à cet égard qu’il est légitime, en démocratie, de critiquer le sionisme sans être antisémite, le nazisme sans nourrir d’aversion contre les Allemands, la torture pratiquée par l’armée américaine en Irak sans être raciste envers les Américains, etc. De la même façon, il est légitime de critiquer certaines manifestations de l’islam sans être raciste envers les musulmans. Ce terme additionnel pourrait par exemple cibler les manifestations illégales ou violentes de l’islam, comme cela est d’usage dans le discours politique européen (divers responsables politiques décrivent les auteurs des attentats comme des « islamistes » : RN en France, CDU et CSU en Allemagne, FPÖ en Autriche). George Readings, James Brandon et Richard Phelps, qui insistent sur l’importance du langage comme d’outil politique, montrent combien les représentations du monde véhiculées par l’islamisme entrent en résonance avec celles diffusées par l’extrême droite : « la croyance que “le monde musulman” est un bloc homogène partageant un même agenda politique » ; « la croyance que le monde devrait être divisé en blocs rivaux et concurrents, avec les musulmans d’un côté et les non-musulmans de l’autre » ; « les islamistes de tous horizons croient que les comportement des musulmans devraient être déterminés par leur seule religion » ; « les islamistes estiment qu’une interprétation unique de la charia […] peut et doit être imposée à la société » (2010, 3-14). L’introduction du terme « anti-islamisme/djihadisme » découragerait les amalgames entre les préjugés réprouvables envers l’islam et les musulmans, des entreprises illégales ou violentes au nom de l’islam. Cette proposition entre aussi en résonnance avec les pratiques politiques et elle n’impliquerait aucun processus d’assimilation linguistique coûteux.

Conclusion
La mise en perspectives historiques des débats sur l’islamophobie suscités par le rapport Runnymede met en évidence l’une de ses limites : l’opposition entre critique légitime ou réprouvables de l’islam et des musulmans objective en retour une représentation essentialiste et binaire du musulman, qui génère une zone grise échappant à la lutte contre l’islamophobie (préjugés préjudiciables qui ne procèdent pas d’attitudes « fermées »). Les débats récents (controverses sur le niqab, sur la « crise du multiculturalisme », etc.), notamment ceux suscités par l’attentat de Charlie Hebdo obligent à reconsidérer cet espace. L’analyse des réactions politiques à cet événement, au moyen de l’ADP, révèle combien les partis ouvertement anti-islam se jouent de la confusion permise par ce délicat équilibre entre liberté d’expression et égalité des individus, au fondement des démocraties modernes. Si le renoncement à cette terminologie demeure peu souhaitable, l’affinement des définitions de l’islamophobie semble quant à lui nécessaire, sans être en mesure d’y remédier.

L’introduction du terme « anti-islamisme/djihadisme » permettrait alors d’affiner le débat, mais cette proposition pose aussi question. Elle ne suffit pas à remédier aux critiques formulées à l’endroit de la définition de l’islamophobie du rapport Runnymede, dans la mesure où la question du périmètre des critiques légitimes ou réprouvables à l’endroit de l’islam et des musulmans (et la représentation essentialiste des musulmans qui lui est sous-jacente) reste posée (pourquoi devrait-elle s’étendre à tous les islamismes ou demeurer circonscrite au djihadisme ?). De plus, les controverses au sujet de la différenciation de l’antisémitisme et de l’antisionisme rappelle les inévitables limites d’une telle proposition : distinguer des engagements ou une politique à référent religieux des populations qui s’identifient plus largement à cette religion n’empêche pas de facto les amalgames. De la même façon que l’antisionisme dissimule parfois de l’antisémitisme, l’anti-islamisme/djihadisme est parfois l’expression d’une hostilité envers l’ensemble des musulmans. Cela devrait-il suffire à renoncer à considérer l’utilité d’une telle proposition ? Non, car « mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde », écrivait Albert Camus. Cette proposition n’entend être rien d’autre qu’une contribution, mince et utile, aux débats sur l’islamophobie qui semblent avoir de beaux jours devant eux.

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