Pascal Touoyem ~ Dynamiques de l’ethnicité en Afrique. Éléments pour une théorie de l’État multinational

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Introduction ~L’anthropologie politique et philosophique comme réflecteur herméneutique principal des structures et dynamismes fondamentaux de l’Afrique noire moderne.

Le projet épistémologique qui nous habite, est déterminé par deux considérations théoriquement distinctes mais pratiquement imbriquées : à savoir d’une part la nature problématique du domaine d’étude et d’action qu’est l’ethnicité et d’autre part, l’historique exceptionnelle ou marginale de l’objet Afrique. En s’interrogeant en sens inverse sur l’affirmation de Spinoza d’après laquelle l’ordre et la connexion des idées est le même que l’ordre et la connexion des choses, nous voudrions d’entrée de jeu, attirer l’attention sur le présupposé théorique d’après lequel l’ethnicité, comme objet de recherche ne participe pas du domaine des données consacrées et légitimées de la recherche en Afrique. Cette disposition de l’attention scientifique dominante est dans une large mesure en rapport de complicité avec la doxa. Le silence et partant l’interrogation ou l’absence de réflexion sur l’ethnie et/ou la tribu tels que cristallisés au fil du temps sont loin d’être neutres. Ce silence correspond à l’émergence des savoirs dits indigènes, autochtones ou encore hétérodoxes. Ce contexte est marqué d’une part, par le reflux des doctrines de l’émancipation, héritage des luttes nationales de libération et d’autre part, par l’affirmation des théories postcoloniales depuis la fin des années 1960. D’inspiration postmoderne, les théories postcoloniales ont emprunté leurs outils heuristiques et méthodologiques aux Subalterns et aux Cultural Studies. C’est l’éclatement des cadres analytiques de la modernité, qu’il s’agisse de l’ethnicité, de l’identité, de l’Etat, de la nation, de la citoyenneté, de la production des savoirs interculturels ou encore de l’universalisme alias mondialisation qui a suscité un vif intérêt pour le « monde d’en-bas ».

Notre démarche est guidée par la conviction qu’il ne faut point négliger le « monde d’en bas » qui est le lieu pertinent où l’on peut observer l’Afrique en mouvement aujourd’hui. Une Afrique qui, en marge des grands discours prophétiques sur son effondrement, ses crises, toutes les catégories pathologiques par excellence,…construisent des formes de transactions informelles et neuves, malmenant les civilités conventionnelles et officielles, mais qui justifient la perdurance sociale. Derrière les métamorphoses de la désintégration sociale et de l’anarchie, une vie sociale et créative se poursuit en Afrique. Un tableau complexe de la vie culturelle est entrain d’émerger. Des formes reconnaissables de développement coexistent avec des trajectoires originales de création ; des conceptions identitaires naissent ou se sont reformulées. Arc-boutée à une immense réserve d’endurance et d’imagination et portée par une extraordinaire puissance de résistance, contre la brutalité du destin, l’Afrique est au travail. Ni la prodigieuse singularité de l’expérience humaine en Afrique, ni les nouvelles formes d’engagement du marché avec les politiques internationales ne peuvent être restituées à partir des catégories et discours traditionnels. Plus que jamais, il faut une nouvelle stratégie de description et d’interprétation de nouvelles façons de percevoir ces réalités, de nouvelles catégories d’expression des potentialités et surtout un nouveau discours pour décrire l’Afrique et dépeindre les expériences et les souvenirs de ceux ou de celles qui sont au centre de ces transformations.

C’est donc à une objectivation plus approfondie de la dynamique anthropo-sociale et politique de la modernité négro-africaine que voudrait s’essayer la présente étude. Le titre éponyme de cette étude : « Eléments pour une théorie de l’Etat multinational », nous permet de scruter les diverses modalités de la cohabitation inter-ethnique en Afrique noire. Il est question de ressortir les lieux, les niveaux, les questions et les diverses médiations institutionnelles de la crise de l’ethnicité dans l’institution étatique elle-même en crise en Afrique. L’enjeu c’est de dégager désormais une sorte d’exploration, au sens de Balandier, des territoires de la socialité en Afrique, de les rendre descriptibles et intelligibles, afin de s’initier à la découverte de l’inédit. Le « fait ethnique », caractéristique des sociétés africaines, fait l’objet d’un silence épistémique néfaste. Ce silence, au niveau de la production des savoirs interculturels constitue pour nous, un obstacle quasi-infranchissable en même temps qu’il se présente comme la source de notre détermination. On ne peut tenter une telle étude sur les enjeux anthropologiques et épistémo-politiques des structures et dynamismes fondamentaux de l’Afrique noire, sans esquisser un inventaire de l’état des lieux. C’est une vieille démarche aristotelicienne qui recommande, pour chaque question, d’explorer sa topique, autrement dit l’ensemble de ses lieux communs.

Tout notre effort consistera donc à « sauver de l’oubli et de la négligence » un objet anthropologiquement pertinent. Ainsi constitué en réflecteur herméneutique principal, l’anthropologie politique poursuit un projet fort ancien orientant déjà la réflexion d’Aristote dans sa Politique : la définition de l’homme en tant qu’être « naturellement » politique. Elle apparaît, sous sa forme moderne, comme une discipline de constitution tardive ; elle délimite alors un domaine d’étude au sein de l’anthropologie sociale ou de l’ethnologie. Elle s’attache à la description et à l’analyse des systèmes politiques (organisations, pratiques et processus, représentations). Ce qui revient à dire que l’anthropologie politique est un instrument de dé- couverte et d’étude des diverses institutions et procédures assurant le gouvernement des hommes, ainsi que des systèmes de pensée et des symboles qui les fondent et les légitiment ; mieux, c’est un dispositif théorico-paradigmatique de dissection et d’explicitation de la réalité anthropo-sociale. Définir l’anthropologie politique, c’est suggérer les buts principaux qui déterminent sa visée : une interprétation élargie du politique qui ne lie ce dernier ni aux seules sociétés dites historiques, ni à l’existence d’un appareil étatique ; une élucidation des processus de formation et de transformation des systèmes politiques, à la faveur d’une recherche parallèle à celle de l’historien ; une étude comparative appréhendant les différentes expressions de la réalité politique, non plus dans les limites d’une histoire particulière – celle de l’Europe – mais dans toute leur extension historique et géographique. Longtemps considérée comme une spécialisation marginale de l’anthropologie, cette discipline neuve a été le sujet de nombreux malentendus et débats, dont les principaux résidaient dans la définition et la détermination de l’instance politique. Ce nouveau mode d’appréhension de la réalité politique induit une nouvelle représentation scientifique des sociétés, y compris des sociétés qualifiées de primitives. Le politique est alors situé non plus sur le terrain des institutions formelles mais, dans une perspective dynamiste, sur celui des actions visant à maintenir ou modifier l’ordre établi. Si l’être humain est animal politique, les conditions de dépassement de cet être sont politiques et la philosophie, qui n’est rien d’autre que l’affirmation transcendantale de la nécessaire humanisation de ces conditions pour l’Homme valeur en-soi, est nécessairement politique. C’est dire que la philosophie est en dernier ressort anthropo-politique. Existentielle et contextuelle, certes, articulant théorie et pratique bien évidemment, la philosophie est tout cela. Cette perspective dynamiste s’inscrit dans le courant du renouveau analytique qui permet une reformulation africaine de ses structures et dynamismes fondamentaux et nécessite alors de déterminer son cadre conceptuel et épistémique de même que les éléments de la problématique.

Cadre conceptuel et opératoire

Le travail scientifique est avant tout une entreprise de nettoyage conceptuel. Celui-ci permet une maximisation du sens des mots qui, à son tour, garantit l’intelligibilité du discours scientifique. Il s’agit en fait d’un préalable méthodologique qui évite au chercheur, l’écueil d’un emploi doxique et erroné des concepts. Dans la pratique scientifique en effet, la reconduction du sens commun des mots est susceptible de renvoyer à ce qu’on pourrait appeler, dans l’univers des mots durkheimiens, un « suicide épistémologique » : les mots de la langue usuelle comme les concepts qui les expriment sont toujours ambigus et le savant qui les exploiterait tel qu’il les reçoit de l’usage sans les faire subir d’autres élaborations s’exposerait aux graves confusions (Durkheim 1930 :1). La précision sémantique des concepts ne constitue pas seulement le gage de l’intelligibilité de l’écriture scientifique ; elle garantit aussi l’opérationnalité des concepts définis. En fait, dans la perspective bourdieusienne de la définition contextualisée, les concepts n’ont d’autre définition que systémique et sont conçus pour être mis en œuvre empiriquement de façon systématique (Bourdieu & Wacquant 1992 : 71). C’est donc dire que bien qu’en prenant en compte son lieu ou son territoire scientifique d’élaboration, l’ethnicité sera empiriquement définie. La définition empirique et opératoire de l’ethnicité, de l’interculturalité, de l’Etat, appellera également celle de la configuration géospatiale à laquelle elle tente de s’appliquer, c’est-à-dire la modernité négro-africaine.

Download  (PDF): https://openaccess.leidenuniv.nl//ASC-075287668-3554-01.pdf?sequence=2

ISBN : 9956-791-33-4

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