Van ellende edel. Bijlage IV ~ Slauerhoffs stuk over Lautréamont
L’influence de Lautréamont ne s’est fait sentir qu’après la guerre. Et ce n’est qu’en ces dernières années que son cas est au centre de l’intérêt. Je ne puis me rendre compte si cela est dû au fait que Lautréamont, de même que le maréchal Foch, est né à Tarbes,[i] ou à cette autre circonstance que, de même que l’équipe de football victorieuse aux récents Jeux Olympiques, il s’est formé dans l’Uruguay et qu’il a transplanté en Europe une énergie et une vitesse inconnues. Il se pourrait que les horoscopes de ces grandeurs nous donnent à ce sujet quelques éclaircissements.
Le cas Lautréamont rappelle très fort le cas Rimbaud, auquel il est partiellement parallèle.
Tous les deux coïncident avec l’époque de la plus grande humiliation française, vers 1870. L’un et l’autre ont accompli en quelques années une oeuvre aux proportions grandioses et absolument neuves. Une mort prématurée, littéraire chez l’un, physique chez l’autre, est venu mettre un terme à une période d’intensité surhumaine. Nous nous étendrons plus loin sur ce qui les distingue.
Mais il nous faut examiner d’abord quelle est la signification de ces deux phénomènes pour la vie intellectuelle de l’Europe au cours du siècle dernier.
Ils constituent la preuve la plus forte que, depuis un siècle, l’orientation de la littérature européenne ou plutôt de la vie intellectuelle au sens non scientifique mais essentiel, est dominée, non pas par des esprits de formation classique universelle et très conscients d’eux-mêmes (Voltaire-Goethe etc.), mais par des individualités anormales, qu’aucun lien ne rattache à leur temps ni à leur pays, qui se manifestent en pleine autonomie et doivent généralement se maintenir contre une société hostile.
Ces individualités varient de l’anormal simple à l’aliéné au sens général. Il est peut-être permis de dire que la suprématie des anormaux commence à Rousseau.
Les géants littéraires qui le suivirent, tels que Hugo et Zola, ne dominent qu’en apparence. A l’ombre de ceux-ci, mais non étouffé par eux, nous voyons travailler dans l’obscurité Baudelaire, le génial hypocondre, supportant avec héroïsme ses tortures et Mallarmé, le maniaque à la logique téméraire.
Dans l’Amérique froidement puritaine et psychiquement infantile, se dresse Edgar Poe, solitaire et mystérieusement menaçant. Personne ne s’aventure dans son ombre. Pourquoi vouloir l’accuser de dipsomanie? Ses jongleries avec les puissances occultes ne sont-elles point une passion bien plus funeste?
En Allemagne Hölderlin sombre dans la démence. L’on sait qu’aucun autre poète n’a eu sur la poésie allemande moderne une influence pareille à celle de Hölderlin, et que personne n’a plus influencé la psychique de Nietzsche, qui a fini, lui aussi, dans la démence.
L’Angleterre se met en travers des forces nouvelles ou les ignore. Oscar Wilde toutefois fut pour Albion un talent inaccoutumé et un joli scandale.
En Hollande enfin, la plupart des chefs de file de la jeune littérature (ceux de 80) s’écartent plus ou moins de la norme, car tous leurs prédécesseurs en littérature étaient, sans exception, d’honnêtes bourgeois (négociants, pasteurs etc.)
Il ne faut pourtant pas sous-évaluer l’importance de Zola, A. France etc., mais on verra qu’ils n’ont pas eu sur la littérature occidentale une aussi profonde influence que le Russe Dostoïevski, un épileptique qui, comme romancier, a toujours donné le pas à l’illogique et au subliminal.
Il doit être angoissant et vertigineux pour les humanitaires, et curieux pour les observateurs froids, de constater comment, alors que la vie occidentale est de plus en plus dominée par les lois de la logique, la conscience qui soutient ces forces se voit sapée chaque jour davantage. De temps en temps un fragment tombe avec fracas dans l’abîme; on se console à l’idée que cet accident est dû à une pression latérale. Le monde est si plein! On ne regarde pas en dessous.
Ceux qui préfèrent croire que tout est ordre et repos et considèrent les remous à la surface comme des rides provoquées par le souffle de Dieu, m’objecteront: quelle importance cela a-t-il que deux ou trois poètes, dont vous admettez vous-même qu’ils n’ont aucun contact avec la société, soient des fous? Cependant: Homère était un vagabond aveugle, mais il n’était pas fou. Son oeuvre est le monument principal de son ère. Dante était un exilé honni, il n’était pas fou. Son oeuvre est le monument principal du Moyen-Age. L’oeuvre de ces deux génies avait des proportions bien plus vastes… Leur temps aussi.
L’analogie entre Rimbaud et Lautréamont est plus grande que leur différence.
Malgré une éducation sévèrement classique, ou peut-être grâce à elle, nous voyons dominer chez Rimbaud le subconscient dans toute sa débordante impétuosité, totalement inorganisé et pourtant souverain et d’une structure indestructible; une cristallisation fantasque des phénomènes.
Chez Lautréamont tout est effroyablement systématique, sa création a le même détachement des choses terrestres, ses visions sont également autonomes. Mais il les évoque et les dirige vers de nombreuses fins. Rimbaud est le champ de bataille, non pas des «forces séraphiques», comme Claudel se plait à suggérer, mais de toutes les forces terrestres, célestes et infernales.
Lautréamont, par contre, c’est le chef d’armée. Chez tous deux du coloris, du mouvement, comme un champ de bataille et une marche triomphale en comportent.
Chez Rimbaud un dédain immense pour tout ce qui est humain.
Chez Lautréamont un sarcasme grandiose, dissonant, entraînant et décevant. Il traite des questions les plus futiles avec un sérieux que le philosophe le plus aride lui envierait.
Les problèmes les plus graves sont pour lui des bulles de savon, qu’il laisse monter dans l’espace-clair, où il les fait éclater ensuite tout à coup.
Lautréamont n’est pas plus génial, mais bien plus puissamment conscient que Rimbaud. Sont-ils fous?
D’après l’étiage des psychiâtres, Rimbaud ne l’est certainement pas. Il ne savait que trop bien tout ce qu’il faisait. Moralement déficient, intellectuellement supérieur.
Lautréamont pourrait plutôt être pris en considération pour collocation dans la maison de santé littéraire, qui compte déjà pas mal de pensionnaires. Mais l’esprit le plus classique et le plus ami de l’ordre doit reconnaître: There is some system in his madness. Oui, il y a some system également dans la course des planètes et des étoiles. Et cela paraît de la démence aux rares esprits qui savent ce que c’est que le vide.
Lautréamont a-t-il eu de l’influence en Hollande? Tout au plus peut-on se demander s’il en aura? Ce n’est encore que timidement, en ces dernières années, que l’on ose s’approcher de Rimbaud. La plupart des courants étrangers traversent la Hollande par une période latente d’un demi-siècle. Quelques individus seulement subissent l’influence directe de leur grande patrie, l’Europe Occidentale.
Par conséquent: Lautréamont aura-t-il de l’influence? Probablement sur quelques-uns, mais pas sur la littérature, et certes pas sur la culture.
La seule chose qui puisse émouvoir la Hollande serait que toutes ses digues cédassent d’un coup et que l’Océan fît irruption chez elle.
‘Océan, on vous souhaite, grand Océan!’
J. SLAUERHOFF.
(Traduit du néerlandais par Piet Heuvelmans). [bron: Slauerhoff 1970]